Stages de jeûne : Le Monde ouvre la porte aux dérives

Dans son supplément, Le Monde Magazine étale sur sept pages une sorte de publicité gé(n)ante pour le jeûne et la détox, le tout déguisé en un récit exalté par la plume de Raphaëlle Bacqué. Décryptons un peu ça.

Jeudi 5 décembre, on nous alerte sur un post Instagram du supplément au Monde annonçant la une de son prochain Numéro : l’expérience du jeûne et la détox. L’occasion de remercier toutes les personnes qui prennent le temps de nous envoyer des contenus, votre aide nous est très précieuse

Capture Instagram de la publication Le Monde Magazine

Le vendredi 6 janvier, nous mettons la main sur un exemplaire papier de cet article également disponible ici en ligne (mais payant). Première déception : alors que nous nous attendions à un dossier, il n’y a qu’un seul article de 7 pages à ce sujet, dont deux de photos pleine page. C’est un peu mince pour aborder la complexité de ce phénomène sociétal, mais nous entamons consciencieusement notre lecture.

Deuxième déception : ce n’est pas une enquête mais ce qu’on appelle dans la presse un “papier d’ambiance”. C’est-à-dire une forme particulière de reportage où comptent surtout des éléments d’ambiance, des détails, sans analyse profonde, en restant très ancré dans l’instant. Tant pis, ce genre d’article a aussi ses bons côtés et peut décrire des réalités plus difficiles à faire transparaître par des analyses ou des interviews. Surtout quand le journaliste est un néophyte du domaine, entraînant le lecteur avec lui dans une primo-découverte. Problème : on passe complètement à côté de cet aspect dans le présent article. En effet, on apprend dès le chapô que la journaliste a déjà participé plusieurs fois à ce genre de stage de jeûne. Un chapô qui fait disparaître cette mention dans la version web. On comprend au détour de quelques phrases employant le nous, conjuguant à l’imparfait ou citant des évènements ayant eu lieu plusieurs années auparavant, que l’auteure est même une vraie habituée de ces stages.

Troisième déception, et de taille, contrairement à ce qu’affirme le compte officiel du Monde sur Instagram, les dérives sectaires associées à cette pratique ne sont pas mentionnées. Enfin si, pour s’amuser des gens inquiets de savoir si elle n’entre pas dans une secte.

Très gênant quand la MIVILUDES consacre une partie (p93-94) de son dernier rapport aux dangers du jeûne (isolement, affaiblissement, emprise mentale, escroqueries…) et rappelle qu’une pratique prolongée devrait toujours être encadrée médicalement.

Est-ce le cas ici ? Pas du tout. Le stage décrit a été réalisé en Bretagne auprès de la naturopathe Céleste Candido. Les auditeurs de France Culture avaient déjà eu le *plaisir* de l’entendre au micro d’Alain Kruger. Dans cette émission, elle déroulait sans contradiction son discours : « la balance acide-base de notre corps est à l’origine de tous nos maux », « nous devrions boire des jus de légumes tous les jours », « une monodiète de raisin d’une semaine purifie notre sang »… La purification ? Cela nous rappelle quelque chose… Ah oui voilà, la journaliste nous met rapidement en garde contre l’existence de quelques charlatans autour des diètes : précisément ceux qui les décrivent comme une purification du corps. Embarrassant.

D’ailleurs, une journaliste de Libération avait elle aussi participé à un stage auprès de cette même naturopathe. Elle avait également publié un article d’ambiance en 2006 dans lequel on peut lire que les participants viennent voir Céleste pour se… purifier. Évidemment. Cette recherche de purification, de nettoyage, de détox, de guérison même, est au cœur de la pratique pseudo-médicale du jeûne. D’ailleurs il suffit d’aller faire un tour sur le site officiel de Céleste Candido qui encadre ce stage pour le constater.

Capture du site de Céleste Candido qui décrit les bienfaits prétendu du jeûne.

On croirait lire les pages consacrées au jeûne dans le rapport de la MIVILUDES : recherche de bien-être, promesses miraculeuses, visées thérapeutiques… Tout y est. Pourtant, et sans surprise, aucun de ces arguments de vente n’a été démontré scientifiquement … Sauf bien sûr la perte de poids à court terme, mais qui sera rattrapée après la reprise alimentaire. Si elle n’est pas aggravée par les troubles alimentaires que peut déclencher le jeûne. Accordons lui également le dernier point sur l’acceptation de soi. En effet, appréhender la faim, découvrir de nouvelles sensations, résister à l’envie de manger… Tout cela peut faire du jeûne une expérience personnelle enrichissante. Du moment qu’elle n’a pas de visée thérapeutique fantasmée et ne présente pas de danger.

Le problème, c’est que dans son livre ABC du jeûne, Céleste Candido affirme que “Le jeûne est une cure de jouvence, un bain de bien-être, un guide sur le chemin du bonheur : celui d’être en bonne santé, en forme et de se sentir en harmonie avec son poids. Jeûner, c’est donner un coup de fouet au principe de régénération cellulaire, réapprendre à s’alimenter en symbiose avec l’organisme, choisir sa vie et la meilleure façon d’en profiter.” 

Et profiter de sa vie, Céleste sait y faire en facturant la semaine 950€ HT à chaque participant, sans compter l’hébergement. Plus facile dans ces conditions de trouver le “chemin du bonheur.” Et pourtant la journaliste s’étonne de n’y rencontrer que des CSP+ : entrepreneurs, architectes, banquiers, publicitaires, agents immobiliers, gestionnaires de patrimoines… tout en désavouant Bourdieu qui décrivait le yoga comme une pratique de la petite bourgeoisie. À en lire la suite du papier, il est clair qu’on pourrait ôter le mot “petite” devant bourgeoisie. Château, manoir, nourrice sri-lankaise, acteurs célèbres… Et le ventre vide, c’est d’un carpaccio de Saint-Jacques ou d’une fricassée de girolles qu’ils rêvent en marchant.

Sans le vouloir, cet article illustre parfaitement une mutation que nous tentons souvent d’expliquer. Autrefois nées chez des marginaux, au sein de communautés loin du système, ces croyances et pratiques alternatives sont aujourd’hui devenues chic et tendance. On assiste à une gentrification de ces méthodes. Elles sont à la mode et toute la presse féminine et pseudo-scientifique les vante, mais il faut avoir le temps et les moyens financiers pour pouvoir montrer aux autres que l’on prend soin de soi, de son corps, de sa santé.

Les associations accompagnant les victimes de dérives sectaires vous le diront : les femmes et les personnes diplômées sont sur-représentées parmi les victimes. Il y avait donc là un réel sujet à traiter. La journaliste s’y risque un peu en abordant la prédominance des femmes dans ces stages. Mais pour l’expliquer, elle cite simplement la naturopathe qui affirme que les hommes mangent une nourriture plus riche et sont moins disciplinés. C’était le moment d’aborder les injonctions de la mode, du corps parfait, de la maigreur, de prendre soin de soi… imposées aux femmes par nos sociétés, les médias, les œuvres de fiction. Mais non. L’article enchaîne vite sur une grande amie de Frank Provost.

Et on arrive à la conclusion du stage. En voici un extrait, qui se passe de commentaire.

On a définitivement quitté le papier d’ambiance pour la promotion, voire le publi-reportage. Le Monde nous avait déjà fait le coup avec l’anthroposophie, à croire qu’ils cherchent à promouvoir toutes les dérives sur lesquelles alerte la MIVILUDES. Aucune mention des victimes récentes associées à la pratique du jeûne. Comme cette femme de 44 ans morte au cours d’un stage, ou ce jeune homme décédé il y a quelques mois dans le Var.

Ce genre de traitement médiatique, mi-convaincu mi-amusé, décrivant ces pratiques comme quelque chose d’exotique, de vivifiant, plein de fraîcheur et d’espoir, nous rappelle celui réservé à Guy-Claude Burger par Antenne 2 en 1985.

Le problème, c’est que ce format correspond en tout point à ce que les gens séduits par ces pratiques adorent : des expériences personnelles, à hauteur d’humain, du vécu, raconté avec le cœur. Les désinformateurs de la santé répètent d’ailleurs régulièrement de faire confiance à nos sens. Ils nous lancent souvent par défi : “Faites votre propre expérience de la santé, n’écoutez pas les scientifiques, les médecins ou les médias. Écoutez votre corps.”

Espérons que cette fois-ci, les médias n’attendront pas des décennies pour comprendre que ces pratiques pseudo-médicales nécessitent mieux que le journal de bord de l’expérience personnelle d’une passionnée, mais un traitement journalistique sérieux.

Ajout du 07/01 à 11h :
On nous alerte sur la parution simultanée d’un autre article élogieux sur le jeûne dans le UN Hebdo. Il est rédigé par le documentariste qui a déjà commis un reportage sur cette pratique pour Arte, devenu depuis la preuve ultime de son efficacité chez ses adeptes.
Pas grand chose à dire sur cet article tant l’argumentaire développé est éculé. Il enchaine les appels à la nature, à la tradition, aux religions… avant d’affirmer qu’un complot des labos pharmaceutiques empêche au jeûne d’être étudié scientifiquement.
l’an dernier, nous nous infligions déjà le même type de discours, en décryptant le livre de Frédéric Saldmann qui use des mêmes artifices spirituels, ancestraux et pseudoscientifiques pour nous persuader du caractère miraculeux du jeûne.

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